Le Bisclavret
Traduit par Nouël Line, Ramage Lucille et Stinlet Enola

Le Bisclavret, première histoire de loup-garou écrite en France, a été découverte dans Les Métamorphoses d’Ovide. Contrairement à la représentation traditionnelle du loup-garou comme une bête féroce se nourrissant de chair humaine, Marie de France le dépeint d'une manière plus humaine. Elle prend le parti du loup-garou et nous livre l’histoire d’un Bisclavret différent de la conception habituelle qu’on se fait de lui. L'homme se métamorphose dans la forêt, un lieu intermédiaire entre la vie et l'inconnu. Il mène une existence proche de celle d'un animal, se nourrissant de proies et de quelques vols. Bien que ses crocs et ses griffes soient mentionnés, aucune description physique détaillée de cet être mi-homme mi-loup n'est donnée. Malgré sa transformation, il conserve une trace d'humanité dans son comportement et ses manières. Le lais présente un processus d'inversion où la femme, perfide et sans pitié envers cet être, est finalement représentée comme un animal. En réduisant son mari à l'état de bête, elle est elle-même punie et bannie de la société des hommes par le suzerain qui a accueilli et sauvé le Bisclavret.
​
Ainsi voici l’histoire du Bisclavret :
1 Puisque je compose des Lais,
je ne veux pas oublier le Bisclavret.
Bisclavret est un nom breton,
les Normands l’appellent Garou.
5 Autrefois, il était courant d'entendre
et souvent, il était de coutume,
que des hommes devenaient des Garous
et se retiraient dans les bois sauvages.
Le Garou est une bête sauvage.
10 Tant il est plein de rage,
il dévore les hommes, faisant grand mal,
il demeure et vagabonde dans les forêts profondes.
Maintenant, je m'arrête :
C’est l’histoire du Bisclavret que je vais vous raconter.
15 En Bretagne résidait un baron,
dont j’ai entendu un éloge admirable.
C’était un bon et beau chevalier,
qui se conduisait noblement,
il était l’intime de son seigneur
20 et aimé de tous ses voisins.
Il avait une épouse de haut rang
d’une très grande beauté.
Il l’aimait autant qu’elle l’aimait.
Mais il y avait un problème.
25 Car chaque semaine, elle le perdait
trois jours entiers où elle ne savait
ce qu’il devenait, ni où il allait ;
nul de ses proches n’en savait rien.
Une fête était préparée
30 dans leur demeure avec joie et gaieté,
elle lui demanda alors :
« Seigneur, dit-elle, tendre et doux ami,
j’aurais une chose à vous demander,
très audacieuse, si j’osais ;
35 mais il n’y a rien que je ne crains
plus que votre colère ! »
Lorsqu’il l’entendit, il la prit dans ses bras,
la tira vers lui, puis l’embrassa :
« Ma dame, dit-il, demandez maintenant
40 cette chose que vous voulez,
si je le sais, je vous le dirai. »
« Ma foi, dit-elle, maintenant, je suis soulagée !
Sire, je suis si effrayée
les jours où vous me quittez.
45 Mon cœur éprouve une grande douleur,
J’ai tellement peur de vous perdre
que si vous ne vous hâtez pas à me donner du réconfort,
bientôt la mort viendra à moi.
Donc dites-moi où vous allez,
50 où vous êtes et où vous demeurez !
Par ma foi vous m’aimez,
et si cela est vrai, vous me le cacherez ?
« Ma dame, fit-il, Dieu merci
un mal m’arrivera si je vous le dis
55 car je perdrai votre amour
et cela causera ma perte ! »
Lorsque la dame l’entendit,
elle ne lui en tient pas rigueur.
Souvent elle lui demanda,
60 elle le choya et le flatta tant,
qu’il raconta son aventure
sans rien lui cacher.
« Dame, je deviens Bisclavret.
Je me rends dans cette grande forêt,
65 dans la partie la plus dense du bois,
je vis de proies et de vols. »
Lorsqu’il eut tout raconté,
elle lui demanda alors
s’il se déshabille ou garde ses vêtements.
70 « Dame, dit-il, je vais tout nu. »
« Dites-moi, au nom de Dieu, où sont vos habits ! »
« Dame, cela je ne vous le dirai point
car si je les avais perdus
et que cela soit découvert,
75 je serais Bisclavret pour toujours.
Je n’aurais plus de ressources
tant qu’ils ne me seront pas rendus.
C’est pourquoi je ne veux pas qu’on le sache.
Seigneur, lui répondit la dame,
80 Je vous aime plus que tout au monde.
Vous ne devez pas me le cacher
et ne jamais douter de moi
ou il semblerait que nous ne soyons pas amis.
Qu’ai-je fait de mal ? Pour quel péché
85 pouvez-vous me soupçonner ?
Dites-le moi et vous ferez bien ! »
Elle le pressa et le supplia tant,
qu’il ne put faire autrement que lui révéler.
« Dame, dit-il, près de ce bois,
90 le long du chemin que je prends,
il y a une vieille chapelle
qui m'a souvent aidé.
Là, il y a une pierre creuse et large
qui se trouve sous un buisson, dans une cavité.
95 Je mets mes habits sous ce buisson
jusqu’à ce que je revienne à la maison. »
La dame entendit cette merveille,
elle rougit entièrement de peur.
L’aventure l'effrayait.
100 Elle réfléchit à plusieurs solutions
pour se séparer de lui.
Elle ne voulait plus partager son lit.
Un chevalier de la contrée
qui l’avait longuement aimée,
105 multipliait prières et requêtes
et tout dévoué qu’il était à son service,
elle ne l’avait jamais aimé
et refusait d’engager son amour.
Elle le fit convoquer par un messager
110 et elle lui ouvrit son cœur :
« Ami, lui dit-elle, réjouissez-vous !
ce dont vous êtes tourmenté,
je vous l’accorde sans attendre,
je ne vous contredirai plus.
115 Mon amour et mon corps vous appartiennent,
faites de moi votre bien-aimée ! »
Il la remercie sincèrement
échangent leurs engagements
et se prêtent serment.
120 Ensuite, elle lui raconte comment
allait son mari et ce qu’il devenait.
Elle lui indique la route
qu’il emprunte vers la forêt
pour récupérer ses vêtements.
125 Ainsi fait, le Bisclavret fut trahi
et condamné par sa femme.
Comme on le perdait souvent,
tout le monde pensait
qu'il était parti pour toujours.
130 Il fut cherché et demandé
mais on ne put jamais le retrouver,
alors on renonça à le chercher.
La dame alors épousa
celui qui l’aimait depuis longtemps.
135 Il s’était écoulé un an entier,
lorsque le roi alla à la chasse,
il alla tout droit dans la forêt
où se trouvait le Bisclavret.
Et quand les chiens furent lâchés,
140 ils rencontrèrent le Bisclavret ;
les chiens et les chasseurs
le poursuivirent toute la journée
tant qu’ils ne l’eurent pas capturé
et malmené.
145 Dès qu’il vit le roi,
il courut vers lui pour lui demander grâce.
Il saisit son étrier,
lui embrassa la jambe et le pied.
Le roi le vit, envahi d’une grande peur,
150 il appela tous ses compagnons.
« Seigneur , dit-il, venez ici
voir cette chose étonnante,
comment cette bête s’incline !
Elle a les manières d’un homme, elle sollicite la grâce.
155 Poussez-moi tous ces chiens en arrière,
et prenez garde de ne pas la toucher !
Cette bête a bon sens et intelligence.
Hâtez-vous ! Allons-nous-en !
À la bête je donne ma protection
160 car je ne chasserai plus aujourd’hui. »
Si bien que le roi s’en est retourné,
suivi par le Bisclavret,
Qui se tenait très près de lui, ne voulant pas partir,
il refusait de l’abandonner.
165 Le roi l’emmène dans son château.
Il en fut très réjouit et très content,
car il n’avait jamais vu quelqu’un de tel,
il le tenait en grande estime
et le chérissait beaucoup.
170 Il recommande à tous les siens
d’en prendre soin pour l’amour de lui,
et de ne pas lui causer de tort,
qu’il ne soit frappé par aucun d’eux,
qu’on veille à lui donner à boire et à manger.
175 Ceux-ci le gardèrent volontiers,
tous les jours parmi les chevaliers
Il allait se coucher près du roi.
Tout le monde l’aimait,
tant il était gentil et bienveillant,
180 incapable de nuire à qui que ce soit.
Où le roi se dirigeait,
il le suivait,
tous les jours il allait avec lui :
le roi s’apercevait combien il l’aimait.
185 Écoutez maintenant ce qu’il advient.
Dans une cour que le roi tenait,
tous les barons avaient été convoqués,
ceux qu’il avait dotés d’un fief,
pour les aider à célébrer sa fête
190 et les servir de la meilleure manière possible.
Un chevalier s'y rendit,
richement et bien équipé,
celui qui avait pour épouse la femme du Bisclavret.
Il ne savait ni ne pensait
195 qu'il le trouverait si près.
Dès qu'il arriva au palais
et que le Bisclavret l'aperçut,
il accourut vers lui avec ardeur :
il le saisit et le tira vers lui avec les dents.
200 Il lui aurait fait grand mal,
si ce n'était le roi qui l'appela
et le menaça d'un bâton.
Deux fois il voulut le mordre ce jour-là.
beaucoup furent étonnés ;
205 car jamais il n'avait fait un tel geste
envers aucun homme qu'il ait vu.
Tous disaient dans le château
qu'il ne le faisait pas sans raison,
qu'il lui avait fait du tort, quelle que soit la raison,
210 car il se vengerait volontiers.
Pour cette fois on en resta là,
jusqu'à ce que la fête se termine et
que les barons prennent congé ;
ils retournèrent chez eux.
215 Le chevalier attaqué par le Bisclavret
s’en est allé
l’un des premiers à mon avis,
ce n'est pas étonnant s'il le hait.
Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps
220 (C’est mon avis, il me semble)
pour que le roi si sage et courtois
aille chasser dans la forêt
avec l’aide du Bisclavret
là où il fut trouvé.
225 La nuit, quand il repartit,
il est hébergé dans le pays.
La femme du Bisclavret vint à l’apprendre.
Elle s’habilla convenablement.
Le lendemain elle alla parler au roi
230 et lui fit porter un cadeau magnifique.
Quand le Bisclavret la vit venir,
personne ne put le retenir :
il courut vers elle comme un enragé.
Écoutez bien comment il s’est vengé !
235 Il lui arracha le nez du visage.
Qu’aurait-il pu faire de pire ?
On le menaça de part et d’autre,
ils l’auraient tous mis en pièces
quand un sage homme dit au roi :
240 « Seigneur, écoutez-moi !
Cette bête a été proche de vous,
chacun d’entre nous
a vécu avec lui.
Donc nous pouvons témoigner
245 jamais elle n’a touché un homme,
elle n’a montré aucune cruauté
mis à part envers cette femme qui est ici.
Par cette foi je vous dis
que la bête a une raison de lui en vouloir
250 et envers son seigneur également.
C’est la femme du chevalier
que vous avez tant cherché,
qui a longtemps été perdue
sans savoir ce qu’il est devenu.
255 Mettez la dame en détresse,
elle vous avouera alors
Pourquoi cette bête la hait.
Faites-lui dire si elle le sait !
Nous avons vu des merveilles
260 qui sont advenues en Bretagne. »
Le roi suivit son conseil :
il emprisonna le chevalier
et prit la dame à part
Pour la soumettre à une grande pression.
265 La torture et la peur eurent raison d’elle,
elle raconta tout à son seigneur :
comment elle avait trahi
Et dépouillé de ses vêtements,
elle avait raconté son aventure,
270 ce qu’il devenait et où il allait.
Depuis que ses vêtements lui ont été volés,
il avait disparu du pays.
Elle était donc certaine
que la bête était le Bisclavret.
275 Le roi demanda les habits,
Il l’obligea
à les rapporter,
et les donner au Bisclavret.
Lorsqu’ils les eurent mis devant lui,
280 il n’y prêta attention en aucune manière.
Le chevalier qui avait donné conseil au roi
reprend la parole :
« Sire, vous ne faites pas bien les choses !
Pour rien au monde celui-ci n’accepterait,
285 de remettre ses vêtements,
et de quitter son apparence de bête.
Vous ne concevez pas
qu’il est rempli de honte !
Faites-le conduire dans vos chambres
290 et apportez-lui ses vêtements ;
et laissons-le dans cette pièce.
Nous verrons bien s’il redevient un homme. »
Le roi, lui-même, l’emmena,
et ferma les portes sur lui.
295 Au bout d’un moment, il est allé voir
accompagné de deux barons.
Ils entrèrent tous trois dans la chambre
sur le lit du roi,
il trouve le chevalier endormi.
300 Le roi court le prendre dans ses bras,
et l’embrassa plus de cent fois.
Dès qu’il put se reposer,
il lui rendit son fief[1]
et lui donna encore plus que je ne peux dire.
305 La femme a été bannie
et chassée du pays.
Elle s’en alla avec celui
avec qui elle avait trahi son mari.
elle eut de nombreux enfants,
310 qui étaient bien reconnus
par leur apparence et leur visage :
car plusieurs femmes de leur lignée,
c’est la vérité, sont nées,
et ont vécu sans nez.
315 L’aventure précédemment entendue,
Est vraie, n’en doutez point.
Du Bisclavret on a fait le lai,
pour en garder la remembrance[2].
​
[2] C’est « se souvenir » ; le mot remembrer a donné en anglais « to remember ». Verbe issu du latin remomari. Ce qui revient à l’esprit, un souvenir qu’on garde de quelqu’un ou quelque chose. Dérivé de l’Ancien français « remembrer » = « se rappeler ».
[1] Domaine concédé par le seigneur à son vassal en contrepartie de certains services. Synonyme: domaine, attribution, territoire. Le feudataire est celui qui possède le fiel et doit fidélité et hommage au seigneur.
Étude d'un passage : vers 14 à 21
En Bretagne résidait un baron,
dont j’ai entendu un éloge admirable.
C’était un bon et beau chevalier,
qui se conduisait noblement,
il était l’intime de son seigneur
et aimé de tous ses voisins.
Il avait une épouse de haut rang
d’une très grande beauté.
Merveille :
Origine : du latin mirabilis, « étonnant » (du verbe mirari, « s’étonner », qui a donné mirer) sont issus en Ancien français de l’adjectif « merveilleus » et le substantif « merveille », ce dernier étant tiré du neutre pluriel substantivé mirabilia, « miracles, monstruosités (de la nature) » et miracles en latin chrétien, pris à tort pour un féminin singulier en latin tardif.
​
Ancien français : Conformément à leur étymologie, le substantif et l’adjectif, tous deux attestés au XIe siècle, développent leurs significations autour de la notion d’étonnement, sentiment subjectif suscité par un événement qui sort de la norme. À partir de là, l’adjectif merveilleux peut servir à qualifier une chose, un être, un événement « étonnant, hors du commun, extraordinaire, prodigieux »; de même, le substantif « merveille » désigne tout « phénomène extraordinaire, prodige », sans connotations négatives ou positives (contrairement au sens actuel du terme).
​
Évolution : Après le Moyen Âge, la notion d’admiration (méliorative) l’emporte progressivement sur celle d’étonnement (neutre), aussi bien pour le substantif merveille, employé seul (dans le sens de « chose suscitant une intense admiration », souvent un spectacle) ou en locution (à merveille, « parfaitement »), que pour l’adjectif merveilleux, même si ce dernier a conservé jusqu’au XVIIe siècle le sens de « surnaturel, extraordinaire », sens aujourd’hui maintenu spécifiquement pour le domaine littéraire (le merveilleux comme genre, par opposition au fantastique par exemple).
Vaillant :
Origine : participe présent du v. valoir, du latin valere, « être vigoureux, en bonne santé » et « avoir de la valeur, valoir ».
​
Ancien français : en rapport direct avec valoir (qui a à peu près les mêmes sens en AF qu'en FM), vaillant (XI° s.) prend d'abord le sens de (1) « qui vaut, de valeur » ou de « comptant » (sens resté en FM dans l'expression ne pas avoir un sou vaillant), puis, par extension, celui de (2) « supérieur, excellent » et, plus précisément selon les contextes (en particulier militaire), « solide, puissant » (en parlant d'un château), « vaillant, courageux » (en parlant d'un chevalier), etc.
​
Évolution : aujourd'hui la relation entre valoir et vaillant n'est plus perçue, l'adj. ne référant plus à l'idée de valeur mais seulement à celle de courage, d'ardeur, ou encore de vigueur physique (ex. : un vieillard encore très vaillant), renouant par là avec une partie du sémantisme du v. latin; en revanche vaillance (« bravoure, courage ») n'a pas connu cette dernière évolution.
Semblant:
Origine : du latin tardif similare, « ressembler, être semblable », v. dérivé de l'adj. similis, « ressemblant, semblable, pareil » (qui a également donné simulare en latin, d'où le FM simuler et ses dérivés).
​
Ancien français : le v. sembler (XI° s.) conserve ses acceptions latines « ressembler, être semblable » et « sembler, paraître, avoir l'apparence de », étant dans ce dernier sens souvent employé en tournure impersonnelle, comme ce / il me semble (que).
Parallèlement, le participe présent substantivé semblant (XI s.) peut prendre le sens de « ressemblance » et surtout celui d’« apparence, aspect », « manière d'être / de faire, artitude, comportement » (voire « façon de perse, avis »), le terme n'opérant aucune distinction, en dehors du contexte, entre apparence véridique et trompeuse (ainsi faire / montrer semblant de / que signifie aussi bien « montrer, manifester » que « faire semblant, feindre »).
​
Évolution : à partir du XVI s., une distribution des sens se met en place entre les différentes branches du paradigme, établissant une distinction entre ce qui relève de la ressemblance, avec ressembler et ses dérivés; de l'apparence, avec sembler, v. auquel ne correspond en propre aucun subs., sinon apparence (XII° s., emprunté au latin), semblance étant sorti d'usage au XVII° s. et semblant ayant vu ses sens se restreindre; et de l'apparence trompeuse, avec semblant justement, le subs. n'étant presque plus employé, sinon dans l'expression faire semblant et le composé faux-semblant.
​
Source: vocabulaire d’ancien français, Olivier Bertrand et Silvère Menegaldo.