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Les deux amants

Traduction d’Ilona Pauvreau, Romane Porreye, Aline Even 

On dit « à qui sait bien aimer, il n’est rien d’impossible », alors qui aura le courage d’affronter l’épreuve de gravir une montagne en portant dans ses bras sa bien-aimée afin de mériter la reconnaissance de son père, le roi ?

                                Il advint autrefois en Normandie                                

Une aventure beaucoup entendue

De deux enfants qui s’aimèrent 

Et qui par amour moururent ensemble.

5  Les Bretons en firent un lais :

Qui reçut le nom des Deux Amants.

 

La vérité est qu’en Neustrie

Que nous appelons Normandie, 

Il y a une haute montagne extrêmement grande :

10  Où en haut reposent les deux enfants. 

A côté de cette montagne, à l’écart 

Un roi qui était seigneur des Pitrois 

Avec sagesse et réflexion 

A fait construire une cité

15  Et la fit nommer Pitres, 

Du nom des Pistriens.

Aujourd’hui encore le nom existe

Ainsi que la ville et les maisons.

Et nous savons bien que la contrée 

20          Est encore nommée d’après la vallée de Pitres. 

Le roi avait une fille 

Une demoiselle belle et très courtoise.

Il n’en avait qu’une seule ;

Il l’aimait et la chérissait beaucoup.

25          De puissants hommes la réclamaient 

Ils l’auraient volontiers épousée ;

Mais le roi ne voulait pas la donner, 

Car il ne pouvait pas s’en séparer.

Le roi n’avait d’autre soutien : 

30          Elle était auprès de lui nuit et jour ;

La malheureuse le réconfortait

Depuis la perte de la reine.

Plusieurs le critiquèrent

Et même les siens le blâmèrent.

35          Quand il entendit qu’on en parlait, 

Il eut beaucoup de peine et de douleur. 

Alors il commença à réfléchir

Comment il pourrait se délivrer des reproches 

Et faire en sorte que personne ne désirât sa fille.  

40          Il déclara dans tout le pays : 

Que quiconque voudrait avoir sa fille 

Devrait savoir une chose : 

Le sort en était jeté, 

Il devrait gravir la montagne qui surplombe la cité

45          En la portant dans ses bras, 

Sans jamais se reposer. 

Quand la nouvelle fut sue

Et répandue dans toute la contrée,

Plusieurs s’y essayèrent 

50          Mais aucun ne l’accomplit.

Quelques-uns arrivèrent

À la porter jusqu’au milieu de la montagne, 

Mais ils ne purent continuer plus loin : 

Et ils durent abandonner en ce lieu.

55          Pendant longtemps, celle-ci resta donc sans prétendant

Car personne ne voulait la demander.

 

Dans le pays, il y avait un jeune homme

Noble et beau, fils d’un comte. 

Il faisait en sorte de se surpasser

60          Pour être plus apprécié que tous les autres

Il fréquentait la cour du roi,

Où il séjournait souvent : 

Il chérissait la fille du roi,

À qui il s’adressa plusieurs fois

65          Pour qu’elle lui donne son amour

Et toute son affection.

Pour sa vaillance et sa courtoisie, 

Et parce que le roi l’estimait beaucoup, 

Elle lui accorda son amour 

70          Et il l’en remercia humblement 

Ils parlaient souvent ensemble 

Et s’aimèrent loyalement, 

En se cachant comme ils le pouvaient

Pour qu’aucun ne puisse les apercevoir. 

75          Cette souffrance les accablait beaucoup ; 

Mais le jeune homme pensait, 

Qu’il valait mieux souffrir de ce mal

Que de trop se hâter et donc échouer. 

L’amour fut pour lui une source de malheur 

80          Mais il advint qu’une fois, 

Le jeune homme alla voir son amie

Lui qui était si beau et vaillant,

Pour lui exposer ses lamentations

Et demander anxieusement 

85          Qu’elle parte avec lui, 

Car il ne pouvait plus supporter ce tourment. 

S’il la demandait à son père,

Il savait bien qu’il l’aimait tant

Qu’il ne voudrait pas la lui donner,

90          S’il ne pouvait pas la porter 

Dans ses bras jusqu’au sommet de la montagne.

La demoiselle lui répondit : 

« Mon ami, fit-elle, je sais bien, 

Que pour me porter là-bas ;

95          Vous n’êtes pas assez fort.

Si je m’en allais avec vous, 

Mon père serait si tourmenté et en colère 

Qu’il ne vivrait plus que dans le martyre (malheur).

Je l’aime et le chérit tant 

100       Que je ne veux pas le chagriner.

Vous devez prendre une autre décision,

Car celle-là je ne veux pas en entendre parler.   

J’ai une parente à Salerne, 

Une femme puissante et très riche.

105        Elle y a vécu pendant plus de trente ans                 

Et a tant pratiqué l’art de la médecine

Qu’elle connaît tous les remèdes

Ainsi que les herbes et les racines.

Si vous voulez aller la retrouver 

110        Lui porter mes lettres

Et lui montrer notre aventure

Elle nous donnera conseil 

Ainsi, elle vous donnera un 

Breuvage tel 

115        Qui vous apportera de la force,

Et du courage.

Quand vous reviendrez en ce pays,

Vous me demanderez à mon père.

Il vous prendra pour un enfant,

120       Et vous dira la promesse

Qu’il ne me donnera à aucun homme

Qui ne prendra déjà pas la peine de s’efforcer

À me monter jusqu’en haut de la montagne

Dans ses bras sans me poser ;

125       Acceptez- le simplement,

Car il ne peut en être autrement.

Le jeune homme entendit la nouvelle 

Et le conseil de la jeune fille ;

Il fut très heureux et l’en remercia,

130       Il demanda congé à son amie. 

  

Il est allé dans sa contrée,

Et a préparé hâtivement 

Ses riches affaires et son argent,

Des chevaux d’apparat et de charge.

135        Le jeune homme emmena avec lui

Ses hommes les plus proches,

Pour séjourner à Salerne

Et parler avec la tante¹ de son amie, 

Afin de lui donner une lettre de sa part.

140       Quand elle l’a lue d’un bout à l’autre 

Alors elle le garda auprès d’elle

Pour tout savoir de lui. 

Par la médecine, elle l’a rendu plus fort.

Elle lui remit un breuvage (un philtre),

145       Afin qu’il ne soit pas si fatigué,

Ni si exténué et si malade,

Et qui lui revigore le corps

Même dans les veines et dans les os,

Il retrouvera toute sa force,

150       Dès qu’il l’aura bu. 

Puis il ramène dans son pays ;

Le breuvage qui est mis dans un récipient.

 

Le jeune homme extrêmement heureux, 

Quand il fut revenu, 

155        Ne demeura pas dans sa terre

Il alla demander au roi la main de sa fille, 

S’il lui donnait : il la prendrait dans ses bras,

Pour la porter en haut de la montagne.

Le roi ne le refusait pas, 

160        Mais il le considérait comme un fou,

Parce qu’il est d’un jeune âge

Et que des hommes sages et vaillants

Ont déjà essayé l’expérience

Sans pouvoir y venir à bout. 

165         Il lui imposa une date. 

Il convoqua ses amis et ses vassaux

Et tous ceux qui pouvaient venir ;

Sans en laisser de côté.

Pour voir la fille et le jeune homme

170         Qui tentent l’aventure

De la porter jusqu’au sommet de la montagne, 

Ils sont venus de partout. 

La demoiselle se prépara :

Elle jeûna beaucoup et se restreignit 

175         De manger pour s’alléger,

Car elle voulait aider son ami. 

Au jour prévu, quand tous furent présents, 

Le jeune homme en fut le premier

Il n’avait pas oublié son breuvage.

180         Au bord de la Seine, dans la prairie, 

Parmi la grande foule qui s’est assemblée

Le roi amena sa fille 

Vêtue d’un seul vêtement, une chemise.

Celui-ci la prit dans ses bras.

185         Tout son breuvage était dans la petite fiole 

Qu’il lui confia. 

(Certain qu’elle n’allait pas le décevoir)

Mais je crains qu’il ne lui soit pas de grande valeur

Car il en ignore la mesure.

190         Avec elle, il partit à grande allure ;

Il monta la montagne jusqu’à la moitié.

La joie qu’il éprouve de la porter, 

L’en fit oublier son breuvage. 

Elle sentit qu’il s’épuisa.

195         « Mon ami, fit-elle, buvez donc ! 

Je sais bien que vous vous fatiguez.

Ainsi, vous retrouverez votre force ! » 

Le jeune homme lui répondit :

« Ma belle, je sens toute ma force dans mon cœur.

200         Je ne m’arrêterai à aucun prix

Pas même pour prendre le temps de boire, 

Tant que je pourrais faire trois pas.

Ces gens se mettraient à crier ;

Et leur bruit m’étourdirait 

205         Ce qui pourrait me déstabiliser.

Je ne veux pas m’arrêter ici. »

Quand ils eurent monté les deux tiers, 

Il faillit tomber

La pauvre jeune fille le pria à maintes reprises :

210         « Mon ami, buvez votre remède »

Il ne voulut pas l’écouter ni la croire 

À grande douleur, il avança avec elle 

Et parvint au sommet mais il était tellement accablé, 

Qu’il tombât à cet endroit, et ne put se relever :

215         Son cœur se brisa dans sa poitrine.

La jeune fille vit son ami, 

Et elle le crut évanoui.

Elle se mit à genoux près de lui

Car elle voulait lui donner son breuvage ;

220         Mais il ne put lui parler.

Ainsi, il mourut, comme je vous l’ai dit.

Elle se lamente sur lui en poussant de grands cris.

Puis a jeté le récipient 

Et le breuvage se répandit. 

225         La montagne en fut bien aspergée ; 

Nombreux ont été les bienfaits

Pour tout le pays et la contrée : 

On y trouve un assez grand nombre de bonnes plantes, 

Qui ont pris racine grâce au breuvage.

 

230         Maintenant, revenons à la malheureuse.

Puisque son ami fut perdu, 

Jamais elle n’avait connu une si grande douleur.

Elle se coucha et s’étendit près de lui, 

Le prit et le serra dans ses bras, 

235         Elle embrassa sans cesse ses yeux et sa bouche.

La douleur lui toucha alors le cœur.

Là mourut la demoiselle, 

Qui était si noble, si sage et si belle.

Le roi et ceux qui attendaient 

240         Quand ils virent qu’ils ne revenaient pas, 

Ils partirent à leur recherche, et les trouvèrent.

Le roi tomba à terre sans connaissance ; 

Quand il put parler, il manifesta un grand deuil 

Si bien que les étrangers s’y joignirent.

245         Pendant trois jours ils restèrent sur la montagne, 

Un cercueil de marbre fut demandé, 

Les deux enfants y furent placés. 

Par le conseil de ces gens

Ils les enterrèrent au sommet de la montagne, 

250         Et se séparèrent.

 

L’aventure des enfants 

A donné pour nom à la montagne « le Mont des deux- amants »

Ceci advint comme je vous l’ai dit ;

Les bretons en firent un lai.

1: Avant la guerre de Cent Ans (1337-1453), le français était la langue officielle de la cour anglaise, cependant avec les conflits, un nationalisme s’est développé, ce qui s’est renforcé par une rupture linguistique. Les Anglais ont emprunté le mot « aunt » au français ancien, où il signifiait « tante ». En anglais moderne, il est resté inchangé, tandis qu'en français, il a évolué vers « tante ».

Étude d'un passage : vers 21 à 31 

Le roi avait une fille 

Une demoiselle belle et très courtoise.

Il n’en avait qu’une seule ;

Il l’aimait et la chérissait beaucoup.

De puissants hommes la réclamaient 

Ils l’auraient volontiers épousée ;

Mais le roi ne voulait pas la donner, 

Car il ne pouvait pas s’en séparer.

Le roi n’avait d’autre soutien : 

Elle était auprès de lui nuits et jours ;

La malheureuse le réconfortait

Depuis la perte de la reine.

« li reis » se compose d’un article défini masculin et d’un nom masculin. Ce sont des cas sujet singulier (CSS). En effet en ancien français, les substantifs masculins singuliers en fonction de sujets singuliers possèdent un s qui vient du latin dominus mais ce « s » n’est pas une marque du pluriel. Ce nom est donc le sujet du verbe « ot ».

« fille » est un cas régime singulier (CRS) qui occupe la fonction de COD du verbe « ot ». En ancien français, les cas régimes singuliers ne possèdent pas de s et ceux pluriels en possèdent un. C’est le même fonctionnement qu’en français moderne.

« Poeit » est un verbe conjugué à l’imparfait de l’indicatif qui signifie « pouvait ». Il est à la troisième personne du singulier et il a pour sujet «li reis ».

« Bele » est un adjectif qualifiant le nom « fille », il s’accorde donc avec.

« De riches humes » est un cas régime pluriel (CRP) qui n’a pas la même signification en ancien français qu’en français moderne. Contrairement à ce que l’on peut penser, « riche » signifie « puissant », « en possession d’une grande fortune », « fort » …

« Damoisele » : issu du latin tardif domnicella, diminutif du latin classique domina « maîtresse de maison, épouse ». En Ancien Français ; le mot renvoie à une jeune fille de rang social élevé, non mariée, par opposition à dame. L’idée de condition sociale l’emporte sur celle de jeunesse et de célibat, par glissement sémantique, le terme peut désigner la servante. Le mot « damisel » a évolué, son utilisation s’est étendue à toute la société : il désigne une femme non mariée quel que soit son âge. Aujourd’hui, le terme a disparu des formulaires administratifs, il est vu comme péjoratif dans un contexte d’égalité des sexes. Nous le retrouvons cependant dans l’expression « demoiselle d’honneur » lors d’un mariage.

« Meschine » : de l’arabe miskin, ce terme désigne une jeune femme. Le miskin, c’est celui qui est pauvre, donc celui qui est faible. Sans distinction de genre, ce mot a signifié dès son apparition au XIIe siècle celui qui est petit, jeune et faible. Au XIIIe, meschine devient féminin et le sème de pauvreté demeure. Aujourd’hui, le mot miskine est un terme d’argot français assez courant, surtout utilisé dans un contexte familier, il est utilisé pour décrire quelqu’un qui est pauvre, malheureux, faible, ou dans une situation difficile 

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