Le Chèvrefeuille
Traduction d'Emma LE MENTEC, Axelle CHARLET, Killian LIDEC
Elle me plaît beaucoup et j’ai bien envie de vous raconter,
la véritable histoire du lai que l’on nomme le Chèvrefeuille,
comment il fut fait, ce qu’il en est et d’où il vient.
Plusieurs me l'ont raconté,
et je l’ai retrouvée par écrit,
l’histoire de Tristan et de la reine,
et de leur amour si parfait, dont ils ressentirent tellement de douleurs
qu’ils en moururent le même jour.
Le roi Marc était furieux,
en colère, envers Tristan, son neveu ;
Il le chassa de sa terre
parce qu'il aimait la reine.
Tristan est retourné dans sa contrée,
au sud du Pays de Galles où il fut né,
il y resta toute une année,
et ne put revenir en arrière.
Alors il s’abandonna
à la mort et à la déchéance.
Ne vous en étonnez pas :
car celui qui aime loyalement
est très affligé et soucieux
lorsqu’il n’obtient pas ce qu’il désire.
Tristan est attristé et pensif :
Alors, il rentra de son pays
et alla tout droit en Cornouaille
où la reine demeurait.
Il entra tout seul dans la forêt,
il ne voulait pas qu’on le voit.
Il en sortit, dans la soirée,
quand il fut temps d’être logé
Il passa la nuit, hébergé
chez des paysans, des pauvres gens.
Il leur demanda des nouvelles du roi
et comment il se portait
Ceux-ci lui dirent ce qu’ils ont entendu :
Les barons étaient convoqués,
ils devaient se rendre à Tintagel,
car le roi voulait y tenir une fête ;
ils seront tous rassemblés à la Pentecôte,
il y aura beaucoup de joie et de divertissement
et la reine y sera.
Tristan l'entendit et s’en réjouit beaucoup.
Elle ne pourra pas y aller
Sans qu’il ne la voie traverser.
Le jour où le roi devait se déplacer,
Tristan est retourné dans le bois
sur le chemin dont il savait
que le convoi du roi passerait.
Il coupa un coudrier
et il le fendit.
Il a orné son bâton
De son couteau, il y écrit son nom.
Elle qui faisait attention aux détails,
Elle reconnaîtra le bâton de son ami
Quand elle le verra,
Autrefois, cela lui était arrivé
elle avait reconnu le bâton.
La teneur de ce message
Lui faisait savoir,
Qu’il avait attendu longtemps et chercher à savoir
Comment il pouvait la revoir
Car il ne pouvait pas vivre sans elle.
Ils étaient ainsi tous les deux
Semblables au chèvrefeuille
Qui s’entrelace à la branche du Coudrier :
Quand il s’est enlacé
Tout autour du morceau de bois
Ils peuvent vivre ainsi bien longtemps.
Mais si on veut les séparer
Le Coudrier meurt immédiatement
Comme le Chèvrefeuille.
Belle amie, il en est ainsi de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
La reine vint à cheval.
Elle regarda un peu devant elle,
vit le bâton, l’observa bien
et y reconnut toutes les lettres.
Aux chevaliers, qui la conduisaient
et qui l’accompagnait
Elle ordonna à tous de s’arrêter :
Elle veut descendre et se reposer.
Ceux-ci lui ont obéi.
Elle s'en alla loin de sa garde ;
Et appela sa servante,
Brangien, de très bonne foi
Elle s'éloigna un peu du chemin.
Dans le bois, elle trouva celui
Qu'elle aimait plus que tout au monde.
Entre eux, s'exprima une très grande joie.
Il lui parla à loisir,
et elle lui dit son plaisir ;
Puis lui montra de quelle manière
Se réconcilier avec le roi
Et que cela lui était très pénible
De constater qu'il avait été ainsi congédié,
Parce qu'il avait été accusé (traîtreusement).
Puis il fallut partir, laisser son ami ;
Mais quand vint le moment de se séparer,
ils commencèrent à pleurer.
Tristan retourna au Pays de Galles,
Jusqu'à ce que son oncle le convoque.
Pour la joie qu'il a eue
De voir son amie
Et pour se souvenir de ce qu'il lui avait écrit
Et ce qu'elle lui avait dit,
Tristan qui savait bien jouer de la harpe,
en avait fait un nouveau lai.
Assez rapidement on le nommera :
Les Anglais l'appellent “Goatleaf”
Les Français le nomment “Chèvrefeuille”.
Vous venez d’entendre la véritable histoire
Du lai que j’ai ici raconté.
Étude d'un passage : vers 1 à 10
Elle me plaît beaucoup et j’ai bien envie de vous raconter,
la véritable histoire du lai que l’on nomme le Chèvrefeuille,
comment il fut fait, ce qu’il en est et d’où il vient.
Plusieurs me l'ont raconté,
et je l’ai retrouvée par écrit,
l’histoire de Tristan et de la reine,
et de leur amour si parfait, dont ils ressentirent tellement de douleurs
qu’ils en moururent le même jour.
« Asez », en ancien-français signifie principalement « beaucoup », contrairement à son sens actuel qui se rapproche plus de « suffisamment ».
Au vers 4, le sujet, « le lai », est élidé pour les 3 verbes dont il est le sujet. Ce vers en ancien français est donc partiellement incomplet lorsqu’il est traduit. En français, il prendrait cette forme : « comment [il] fut fait, de quoi [il parle] et d’où [il vient] ».
Au vers 6 « jeo » est une graphie anglo-normande de « je », c’est un cas sujet.
Au même vers « trouvé en escrit » signifie « retrouvé dans les écrits, livres » donc « lu ».
Au vers 7 et 8, le mot « de » dans « de Tristam e de la reine, de lur amur » signifie « au sujet de », et a une fonction de complément du nom.
Au vers 8, le mot « fine », qui aujourd’hui est retrouvé, la plupart du temps, dans le sens « mince », signifie « qui est extrême par sa qualité ». Au moyen-âge, la fin’amor, ou amour courtois, désigne un amour respectueux et honnête ; il a aussi un caractère inatteignable. Dans cet amour le jeune homme courtise une dame de haut rang, ou du moins de rang plus élevé que le sien, et souvent mariée au suzerain de celui-ci. Il doit alors prouver son amour par la prouesse, souvent chevaleresque, ou par l’art, comme la poésie. C’est à la dame qu’il revient de décider d’accepter l’amour du courtisan. Si elle vient à accepter, elle doit se donner corps et âme à cette relation. Cet amour est décrit comme « fine », puisqu’il est un modèle d’amour parfait, pur, au vu du caractère inatteignable de celui-ci.
Au vers 9, « meinte » est un pronom indéfini signifiant « un assez grand nombre de », il peut se traduire par « beaucoup de ».
Au vers 10, « en un jour » veut dire : « dans le même jour, dans la même journée ».
merveilliez : émerveiller
Le mot émerveiller est créer par préfixation du mot merveille, en latin mirabilia ou miribilia dans le sens de « chose admirables, étonnantes » ou, dans la langue de l’Église « miracle ». Il est dérivé de mirus (voir dico).
Le mot prend son sens actuel dès l’ancien-français avec mervoille.
Souvent retenu sous le sens de « chose qui suscite l’admiration », il signifie aussi (et surtout), « chose qui étonne, surprend », que cette chose soit tant admirable qu’horrifique.
Il a donné la locution C’est merveille signifiant « C’est très surprenant, extraordinaire ».
Au XIVe siècle, il forme le mot émerveiller sous la forme esmerveillier. Souvent utilisé dans la forme pronominale pour « s’étonner »
esmut : émouvoir
Apparait sous la forme esmoveir au XIe siècle, puis esmouvoir au XIIIe siècle et enfin la forme connue émouvoir.
Il provient du latin emovere « remuer, ébranler », formé de movere « mettre en mouvement » et du préfixe ex-.
Au début du XIe siècle, il garde le sens de « mettre en mouvement », mais celui-ci n’est plus qu’utilisé dans un emploi littéraire.
Le sens de « troubler, porter à certains sentiments » apparait dès le XIIe siècle. Il provient d’un sens plus ancien : « faire naître, susciter (une dispute) » au XIIe siècle, et a évolué en : « faire sortir du calme, porter à certains sentiments » au XIIIe siècle, puis en son sens actuel : « agiter, troubler (l’organisme) » apparu au XVIIe siècles.
Au sens figuré, émouvoir signifie alors « éveiller les sens, toucher, plaire ».